Au-delà du numérique, retour à l'humain |
Interview de Joël de Rosnay par William Emmanuel pour la revue Points de Vue Initiatiques - 21 /9/2020
Depuis plus de quatre décennies, Joël de Rosnay est au carrefour du futur. Docteur ès sciences, il a travaillé dans la biologie et l’informatique, comme chercheur, enseignant, entrepreneur, passant de l’Institut Pasteur au Massachusetts Institut of Technology (MIT), naviguant entre la France, les États-Unis et le reste du monde. Il est aussi l’auteur d’innombrables ouvrages. Aujourd’hui conseiller du président d’Universcience (Cité des Sciences et de l’Industrie et Palais de la Découverte) et président de Biotics Conseils, cet éternel jeune homme demeure l’un des plus fins observateurs des évolutions ou révolutions technologiques. Ce qui est surtout appréciable chez Joël de Rosnay, c’est sa vision positive de l’avenir. Alors que le monde traverse une crise inédite, sanitaire et économique, il est apparu indispensable de le solliciter pour échanger sur la façon dont le numérique façonne nos vies.
Points de Vue Initiatiques : Le confinement imposé au printemps 2020 pour freiner la propagation du coronavirus a accéléré la numérisation de pans entiers de l’économie :le monde semble avoir basculé « en ligne » pour faire ses courses, s’informer, se divertir, se soigner, etc. Est-ce une simple accélération de la transformation numérique ou est-ce un moment pivot, avec une prise de conscience généralisée qui permet de surmonter les peurs liées au numérique ?
Joël de Rosnay : Globalement, le numérique se développe de manière exceptionnelle. Cette évolution était déjà en cours. Le confinement l’a confirmé. Pour moi, le confinement a été un retour sur moi-même. Cela m’a permis de lire, d’écrire, de faire des recherches. Le confinement a été plutôt positif, sauf pour les libertés puisqu’il n’y avait pas de possibilités de sortir. L’écosystème numérique est le contraire du confinement puisqu’il permet une ouverture sur le monde.
PVI : Le numérique a modifié en profondeur nos modes de vie, que ce soit la sphère professionnelle ou privée. Pour l’expert que vous êtes, quel état des lieux peut-on dresser une génération après la diffusion massive des technologies de l’information dans nos sociétés ?
J. de R. : L’époque actuelle est le moment de s’extraire des contingences d’un monde qui finit, pour explorer les réalités d’un monde qui se construit. C’est le moment de « partir ». Le changement technologique se réalisant à une vitesse exponentielle, l’accompagner signifie « surfer » sur cette vague plutôt que de seulement l’observer. Des interfaces de plus en plus étroites se créent entre l’homme et les machines, conduisant l’économie à connaître des bouleversements considérables avec la désintermédiation de secteurs traditionnels à structure centralisée et pyramidale, tels que les transports, le tourisme, la banque, l’assurance, l’hôtellerie et, bientôt, l’énergie, la santé, l’alimentation ou l’éducation. En tant que « consommacteurs », nous pouvons nous adapter et accompagner ces évolutions. Le monde de l'entreprise, et évidemment celui du management, sont en train de changer considérablement en raison de la convergence des nouvelles technologies du numérique. Contrairement à ce que l'on croit généralement, ces changements ne sont pas seulement dus à internet, mais surtout à l'écosystème numérique en temps réel dans lequel nous vivons désormais et qui résulte de la convergence des différentes applications du digital : l'internet des objets connectés, les bureaux intelligents, la ville intelligente, la voiture autonome, les nouvelles interfaces homme-machine.
PVI : La société dans laquelle nous évoluons marque-t-elle un progrès général, pas seulement dans le domaine technologique et économique, ou une régression ?
J. de R. : La société dans laquelle nous évoluons marque un progrès général, au-delà du domaine technologique et économique, et certainement pas une « régression » comme le pensent les adeptes du « C’était mieux avant ». Ces bouleversements fondamentaux tiennent au fait que nous vivons désormais dans un écosystème complexe qui change radicalement nos relations avec les ordinateurs et les réseaux, mais aussi les relations humaines. C’est pourquoi il est désormais nécessaire de mettre en œuvre une nouvelle approche qui pourrait s’exprimer par cette formule : « Au-delà du numérique, retour à l'humain ». Ce qui change également, ce sont les nouvelles interfaces entre l'homme et les machines. Dans une durée très courte, nous sommes passés des claviers aux écrans tactiles et désormais à la communication vocale avec les ordinateurs. On ne s’attendait pas à une telle évolution, et aussi rapidement. De nouvelles interfaces comme Alexa d’Amazon ou Google Home, ces enceintes connectées, communiquent avec nous de manière naturelle, certaines étant même introduites dans les nouveaux téléviseurs pour remplacer la télécommande. On peut estimer que l’intelligence artificielle entrera dans les foyers et dans les bureaux par l’intermédiaire de ces enceintes connectées et avec des assistants intellectuels comme Siri d’Apple.
PVI : Qu’en est-il du lien social ? Le numérique modifie-t-il réellement en profondeur le rapport à l’autre ?
J. de R. : Le numérique modifie réellement en profondeur les relations entre les hommes. Il permet, de manière instantanée, le recours à des informations complémentaires lors des échanges. Les moteurs de recherche sont une mémoire additionnelle qui amplifie l’argumentation dans une discussion. Le numérique n’est pas une atteinte aux libertés publiques, mais plutôt un moyen de les contextualiser par rapport à des enjeux et à des valeurs. Une autre raison fondamentale de ces changements n’est autre que l'ordinateur puissant que nous portons sur nous en permanence. Le smartphone est en fait un PC 20 000 fois plus puissant que le « Personal Computer », le PC des années 70. En plus, c’est une sorte de télécommande qui nous permet de « cliquer » dans l’environnement numérique pour en extraire des informations. On voit également progresser l'intelligence artificielle que l’on peut aussi considérer sous le terme d'intelligence auxiliaire, car elle permet d'augmenter les compétences plutôt que d’entrer en compétition avec l’intelligence naturelle. Face à l’alternative cruciale « remplacés ou augmentés », préservons l’approche positive : comment être « augmentés » ? C'est pourquoi face à cette convergence technologique, il est nécessaire d'adopter une approche pluridisciplinaire dans l'enseignement et le management, d'utiliser une approche systémique qui tienne compte de la globalité et de la complexité des phénomènes en présence et, surtout, de l'interdépendance des différents acteurs technologiques et humains, enfin de pratiquer une forme de coéducation, de manière à ce que ceux qui savent puissent apprendre aux moins compétents, en particulier entre les seniors et les juniors, grâce à ce que l'on pourrait appeler la coéducation transgénérationnelle.
PVI : Les impacts sont particulièrement importants dans le monde de l’entreprise...
J. de R. : Le management moderne dans le monde digital évolue considérablement. Il ne s'agit plus seulement de la programmation et du contrôle des tâches des salariés dans le cadre d'un CDI, ni de la soumission à une structure hiérarchique, mais de partager le pouvoir transversal en tenant compte du lien humain et du lien social. D'où les cinq qualités majeures du management à l’ère digitale que l’on pourrait résumer par ces cinq mots : charisme, vision, valeurs, écoute, et confiance. Le (la) manageur(e) moderne à l’ère du digital saura écouter et comprendre les aspirations des salariés, tenir compte de leurs suggestions, de leurs innovations et de leur capacité d'évolution. Pratiquant ainsi une « poétique de l’action ». Au-delà des mots, savoir montrer l’exemple qui incite et valorise l’action. En plus de ces qualités, le (la) manageur(e) doté(e) de double compétence devra mettre en avant la transversalité dans les relations entre la science, la technologie et la société. Le décloisonnement sera la règle, le passage d'une structure pyramidale et d’une approche en silos, vers un pouvoir transversal en réseau, où les rapports de force sont remplacés par des rapports de flux, fondés sur les échanges et le partage. En plus de ces changements technologiques et de ces convergences, nous assistons à un changement de la nature du travail : nous passons d'un travail horodaté contrôlé à un travail continu augmenté. Ceci justement en raison de l'ordinateur puissant que nous portons en permanence (le smartphone) et que nous pouvons utiliser comme « télécommande universelle » pour « cliquer » dans un environnement intelligent qui, lui aussi, contribue à augmenter nos compétences. Le résultat est que l'adaptabilité au changement est possible et que l'intelligence artificielle ne sera pas en opposition avec l'intelligence naturelle, mais plutôt, comme précisé plus haut, une intelligence auxiliaire susceptible d’augmenter l’intelligence humaine et nos compétences.
PVI : On parle de plus en plus de la lutte contre le réchauffement climatique. En quoi le numérique peut-il aider à protéger notre planète ?
J. de R. : Une application de cette nouvelle approche se fera progressivement dans le domaine de la transition environnementale. Peu de domaines seront autant impactés par le numérique que l’énergétique. Grâce au numérique, dans la ville intelligente, au smartphone et à la nouvelle domotique qui lui est liée, ainsi qu’à ce que l’on appelle l’interopérabilité (GPS, smartphone, internet, Bluetooth), il devient possible d’utiliser l’interconnexion des smart grids pour distribuer, échanger de l’électricité produite par les énergies renouvelables combinées entre elles, de manière à ce que des énergies alternatives comme le vent ou le soleil soient compensées par des ressources permanentes comme la biomasse, le biogaz, l’hydroélectricité ou la géothermie. Voilà encore une application des convergences technologiques. La transition énergétique est complexe, car certains pays sont engagés de manière différente sur le long terme. De plus, la contestation des populations va s’accroître en raison de la critique de la centralisation des moyens de production, du quasi-monopole de la distribution de l’énergie, et de la déresponsabilisation des citoyens devant la production et la distribution de l’énergie. Nous avons donc besoin d’un nouveau projet politique et industriel qui implique une approche systémique, numérique et combinatoire de l’énergie. Une approche systémique essentielle. On ne peut plus raisonner en termes de filière ou de centrale, mais en termes de matrice multimodale et de production décentralisée. Ce qui implique la convergence des économies d’énergie, de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables, combinées dans un bouquet énergétique produisant de l’électricité distribuée par des réseaux électriques intelligents. Le réseau électrique intelligent joue un rôle fondamental dans cette stratégie d’avenir, car il est le catalyseur de la mixité énergétique. Les avantages d’une telle politique de l’énergie sont la souplesse, l’adaptabilité, la création d’emploi, une croissance verte à deux chiffres et, surtout, la responsabilisation des citoyens. Le problème est que certains pays ne pourront pas tout faire. En France, les investissements nécessaires dans l’énergie nucléaire, pour assurer à la fois la sécurité, le démantèlement des centrales et le stockage des déchets radioactifs, vont coûter des centaines de milliards d’euros durant les années à venir. De même que les investissements dans les économies d’énergie, l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables et les réseaux électriques intelligents. Il sera difficile de concilier la suppression progressive des uns et la montée en régime des autres.C’est pourquoi des choix déterminants devront être faits au cours des dix prochaines années. La réussite de la transition énergétique passe par l’avènement d’une démocratie énergétique participative qui motive et responsabilise les citoyens. Une telle approche pourra être celle de la « smart city » du futur. C’est une approche multidimensionnelle mieux adaptée aux rapports de flux – flux aussi bien énergétiques, financiers et des connaissances – qui s’ouvre à nous. On comprend ainsi pourquoi la transversalité est un facteur d’innovation. Au cours des prochaines décennies, les villes vont devenir de véritables centrales de production énergétique grâce au numérique. À l’échelle de quartiers d’abord, puis de métropoles entières ensuite. D’une part, grâce aux vastes surfaces de toits sur lesquelles il est possible d’installer des tuiles solaires et des panneaux photovoltaïques et aux nouveaux matériaux qui permettent aux bâtiments d’être moins énergivores, les gens vont pouvoir produire de l’électricité et la partager entre eux dans une sorte de réseau en peer to peer, un internet de l’énergie qu’on pourrait appeler « Enernet ». Les enjeux des entreprises de demain se situeront dans des bâtiments intelligents, des villes intelligentes qui deviendront de nouveaux terrains d'expérimentation pour la mise en œuvre des stratégies d'adaptation au changement. Une approche indispensable pour planifier le futur et donner de la valeur au lien humain et au lien social dans le monde du numérique.
PVI : Le numérique induit-il une nouvelle façon de penser ? On évoque parfois la perte de mémoire, une moindre utilisation du cerveau. Pour le scientifique que vous êtes, est-ce inquiétant pour l’apprentissage ?
J. de R. : Le numérique induit une nouvelle façon de penser, c’est certain. Il force à voir les interrelations, les interdépendances et le rôle des nœuds dans un écosystème complexe, l’importance globale de la réaction de l’écosystème avec chacun des éléments qui le constituent. On parle de cerveau global ou de réseau neuronal planétaire. Si on veut une information sur Michel Piccoli ou Guy Bedos, suite à leurs décès, on ouvre Google et on trouve ce que l’on cherche. Le numérique permet l’échange, le partage. Quant à l’impact sur le cerveau humain, c’est une vieille idée qui circule et qui vient de ceux qui ne sont pas favorables au numérique. En réalité, plus on utilise internet, plus on devient curieux et on veut chercher de nouvelles informations. C’est un peu comme la lecture. Plus on lit des livres, plus on veut lire. La fonction crée l’organe en quelque sorte.
PVI : Si le numérique permet de rapprocher, les études montrent paradoxalement que le sentiment de solitude, d’isolement n’a jamais été aussi fort, en particulier dans les pays développés. Comment expliquer cette situation ?
J. de R. : Il y a deux aspects. La solitude peut s’accroître chez des gens qui sont déjà en difficulté de ce point de vue-là, mais ça peut rapprocher des gens qui veulent aller vers les autres. Il n’y a qu’à voir le succès des applications de communication comme WhatsApp. Regardons les choses de manière positive.
PVI : Quand on visite un musée ou qu’on assiste à un spectacle, on constate que beaucoup de gens regardent à travers leur écran : ils passent leur temps à photographier ou à filmer.
J. de R. : Cela m’inquiète beaucoup. Je pense qu’il faut regarder ce qui s’offre à notre regard avant et photographier ensuite. Il faut jouir de l’instant présent, admirer un paysage, une œuvre d’art. Le plaisir immédiat doit être privilégié par rapport au plaisir différé. Mais c’est un problème de comportement. Le numérique est un progrès incontestable.
septembre 22, 2020 dans Actualité, Comment aller plus loin : sites, liens et biblio complémentaire | Permalink | Commentaires (0)
Du Selfie au Healthfie |
Article de Joël de Rosnay sur la création du concept de "Healthfie", tableau de bord santé personnalisé - 6 Septembre 2014
La mode actuelle en matière de communication est au selfie, c'est-à-dire à l'autoportrait, individuel ou en groupe. Mais en fait le selfie ne donne qu'une image extérieure du corps ou du groupe que l'on vient de photographier.
Avec les outils modernes d'analyse des paramètres biologiques venant du corps tel que les fitness trackers, ou les nouveaux biocapteurs intégrés à des outils mettables (wearables), ou même à des LRA (lunettes à réalité augmentée, comme les Google Glass, ou à des lentilles de contact), il devient possible de « voir » l'intérieur du corps. Pas réellement comme avec une radiographie ou un IRM, mais d'obtenir suffisamment de paramètres de sa santé, en créant et en utilisant ce que j’appelle un tableau de bord santé personnalisé ou TBSP.
Ainsi on pourra non seulement faire des selfies mais surtout ce que j'appelle des « healthfies ».
Grâce aux healthfies il deviendra possible de mesurer par les techniques du quantifiable self toute une série de paramètres favorisant la prévention quantifiable.
Ces informations pourront être envoyées sur le smartphone de son médecin qui devient ainsi un véritable conseiller de santé et même plus, un conseiller de vie. Avec l’abaissement du prix des tests ADN personnalisés, son conseiller de vie pourra aider à adapter un régime, un entrainement sportif, un traitement médical, à la personnalité de chacun, car il sera capable de suivre en temps réel les résultats obtenus, grâce à la succession des healthfies.
On voit donc une nouvelle révolution s’annoncer, à la fois pour le diagnostic médical, mais aussi dans tous les domaines de la prévention, secteur-clé pour l'avenir de l'industrie pharmaceutique et de l'industrie agroalimentaire.
septembre 11, 2014 dans Actualité, Comment aller plus loin : sites, liens et biblio complémentaire | Permalink | Commentaires (0)
L’immortalité en vue ? Comment interpréter les dernières découvertes sur la manière dont la mort s’empare progressivement du corps ? |
Interview de Joël de Rosnay et David Gems pour le site Atlantico - 31 juillet 2013
L'immortalité et les vers de terre ont un rapport, celui d'avoir été étudiés par une équipe de chercheurs britanniques. Ces derniers ont découvert que le processus de vieillissement des cellules du corps pouvait être ralenti, voire stoppé. Le cardiologue américain Sam Parnia estime quant à lui qu'il est possible de faire revenir d’entre les morts certains patients, en oxygénant leurs tissus. De quoi alimenter le mythe de la vie éternelle.
Atlantico : Où en est-on de la lutte contre le vieillissement ? Quelles sont les dernières avancées scientifiques notables ?
David Gems : Pour nous biologistes, la grande question est : qu’est-ce que le vieillissement ? Il s’agit d’un mystère scientifique parmi les plus difficiles à élucider, et qui génère énormément de controverse. Plusieurs choses très intéressantes se sont produites ces dernières décennies. D’un côté, il est possible, en laboratoire, de ralentir considérablement le vieillissement d’animaux. On ne peut pas l’arrêter ou l’inverser, mais seulement le ralentir. Cela veut donc dire que, potentiellement, on peut ralentir le processus de vieillissement humain, à l’aide de médicaments, par exemple. De l’autre côté, la définition du vieillissement reste en suspens : même si on peut le ralentir, il n’en reste pas moins que nous ne savons pas vraiment de quoi il s’agit.
Et c’est sur ce point que ces cinq dernières années deviennent très intéressantes. La théorie la plus communément acceptée depuis une cinquantaine d’années consiste à dire que le vieillissement est provoqué par la détérioration des molécules, tout comme une voiture rouillerait. Les organismes vivants (ADN, protéines) réagissent de la même façon : ils s’oxydent au fil des ans. Mais cette théorie est désormais contestée, notamment grâce à mes travaux sur des vers de terre. Tout l’enjeu est de trouver la bonne théorie qui explique le mécanisme du vieillissement.
Joel de Rosnay : Jusque-là, on étudiait les fonctions du corps séparément : les neurobiologistes s’occupaient du système nerveux ; les immunologistes, du système immunitaire (celui qui nous protège contre les maladies, les bactéries et les virus) ; les endocrinologues, du système hormonal (qui dirige notre croissance, les rythmes de veille et de sommeil, nos humeurs, notre sexualité). Ces disciplines, qui se parlaient peu, se sont mises à dialoguer les unes avec les autres. On n’hésite plus désormais à établir des ponts entre l’état physique et l’état psychique, entre le corps et l’esprit; on s’intéresse également à l’influence de nos modes de vie et de notre environnement sur le vieillissement.
Les récents investissements réalisés dans la recherche contre le cancer et le sida nous ont eux aussi fait progresser : on s’est aperçu que la destruction du système immunitaire par le virus du sida conduit à une sénescence précoce, et on sait maintenant que le cancer est, lui aussi, une maladie liée au vieillissement… De son côté, la technologie a inventé un nouvel arsenal thérapeutique – puces implantables dans le corps, anticorps monoclonaux, sondes d’hybridation moléculaires. Bref, tout cela permet de relier entre elles des informations éparses et d’esquisser une approche globale liée au vieillissement : les chercheurs ne se préoccupent plus seulement des symptômes, ils s’intéressent maintenant aux causes de ce phénomène.A l'avenir, l'immortalité est-elle envisageable, ou bien est-il encore trop tôt pour le dire ?
David Gems : Il est pour le moment possible de ralentir le vieillissement en laboratoire sur des animaux. Peut-être parviendrons-nous, d’ici un siècle, à le ralentir sur le corps humain. Pour un scientifique qui se base sur des observations, cela relève trop de la science-fiction. Mais gardons en mémoire que nous ne savons toujours pas vraiment ce qu’est le vieillissement. Si nous le comprenions mieux, alors peut-être aurions-nous une vision à plus long terme sur la question.
Joel de Rosnay : Disons-le d’emblée, le processus de vieillissement reste inéluctable. Aucun chercheur aujourd’hui n'envisage sérieusement que l’on puisse un jour accéder à l’immortalité. Sur notre planète, la mort est nécessaire à la vie. Les atomes, les molécules, tout est recyclé. Si les vieux organismes ne mouraient pas, les nouveaux ne pourraient se développer. C’est ainsi. Le vieillissement touche toutes les espèces, et l’on voit mal comment l’arrêter totalement. En revanche, nous commençons à mieux comprendre ce phénomène et à intervenir pour le ralentir.
David Gems, vous avez récemment publié les résultats d’une étude sur le vieillissement des cellules. Comment la mort se manifeste-t-elle dans notre corps ? Est-elle brutale, ou progressive ?
David Gems : Chez l’homme, la mort peut trouver son origine dans une blessure, une infection ou un bus dans la figure. Lorsque l’on meurt de vieillesse, c’est à cause de l’une des maladies liées au processus. Le vieillissement est une maladie en soi : traditionnellement, les médecins disent le contraire, mais pour nous autres biologistes, c’en est une.
Le travail que nous effectuons porte sur la manière dont la mort se répand dans notre corps. Dans une certaine mesure, nous en venons à nous demander quelle est la différence entre la vie et la mort : à partir de quand une cellule vivante devient-elle une cellule morte ? Comment la mort se transmet-elle d’une cellule à une autre ?
Sur un vers de terre, on observe un mécanisme central qui fait que la mort se répand progressivement d’une cellule à une autre. Pour l’humain, le processus de mort de l’organisme est semblable. Si vous êtes touché par un AVC, qui laisse des séquelles sur votre cerveau, vous garderez un certain nombre de tissus morts : vous êtes donc un mélange de matière vivante et de matière morte. Cela devient intéressant, car vous vous retrouvez avec un groupe de cellules mortes encerclées par des cellules vivantes. Comment la cohabitation se fait-elle ? Que se passe-t-il si les cellules mortes commencent à causer la mort des autres cellules ?
Joel de Rosnay : Au début des années 1960, deux scientifiques américains ont suivi l’évolution des cellules qui, depuis le tout premier stade embryonnaire, se divisent et se spécialisent en cellules de peau. Elles se reproduisent une fois, deux fois, trois fois… S’agencent en tissus, puis au bout de cinquante divisions en moyenne, elles ne se multiplient plus. Elles semblent programmées pour s’arrêter, comme des bougies qui s’éteignent une fois leur mèche consumée. La métaphore est pertinente : à la fin des années 1980, on a trouvé cette "mèche" biologique. Ce sont des morceaux d’ADN (appelés "télomères"), situés en bout du filament du chromosome de la cellule. Chaque fois que la cellule se divise, un morceau de cette mèche est coupé par une enzyme. Quand il n’en reste plus, le processus s’arrête : la cellule ne se divise plus. Le tissu garde alors les mêmes cellules, il ne se régénère plus, il vieillit. On s’est dit : "Formidable !" Nous tenons la clef du vieillissement ! Si on trouve maintenant un moyen d’empêcher les cellules d’arrêter leur division, on pourra peut-être intervenir sur ce phénomène et redonner un coup de jeune au tissu.
Dans une vie humaine, à partir de quand le processus de mort des cellules démarre-t-il ?
David Gems : Tout dépend de la manière dont vous mourez. Lorsqu’une personne meurt, habituellement c’est une véritable crise qui se produit à l’intérieur du corps : crise cardiaque, AVC… S’ensuit une avalanche de dégradations. Par exemple, une "catastrophe" au niveau du cœur entraîne une perte d’oxygène dans le cerveau, puis la mort de ce dernier. Nous en sommes encore à tâtonner quant à savoir où placer le curseur entre la mort et la vie d’une cellule. Des gradients électrochimiques se trouvent entre les membranes des différentes cellules, et sont la condition sine qua non pour le maintien de la vie. C’est lorsque ces gradients s’effondrent que la mort intervient. Ce que nous avons pu voir sur les vers de terre, c’est une avalanche de gradients qui s’effondrent, comme pour un feu de forêt qui s’étend.
Peut-on stopper, ou au moins ralentir la mort progressive de nos cellules ? Comment ?
David Gems : Le vieillissement n’est pas la même chose que la mort. Le premier est un processus dont nous faisons l’expérience graduelle au fil de notre existence. Puis vient la mort en elle-même, qui est le point final du processus. Pour l’instant, et seulement en laboratoire, on ne peut que ralentir le processus. Dans le cas d’une cellule morte, le dommage est tel qu’il est impossible de ramener la cellule à la vie. En revanche, notre étude montre qu’on peut ralentir la progression de la mort. Dans le cas d’un AVC, on pourrait par exemple stopper la contamination entre les cellules. C’est la même chose avec le vieillissement : on peut le ralentir.
Joel de Rosnay : Quelques chercheurs estiment que l’on pourrait aller plus loin. Le plus extrémiste de tous est sans aucun doute l’Anglais Aubrey de Grey de l’Université de Cambridge, personnage controversé, mais qui jouit cependant d’un grand respect auprès des meilleurs spécialistes du domaine. Venant du monde des ingénieurs et non de celui des biologistes, il pense que ces derniers ont passé trop de temps à se poser des questions théoriques. Pour lui, un des droits inaliénables de l’homme est sa liberté de choisir de vivre aussi longtemps qu’il le souhaite. Étape par étape, la vie humaine pourrait être selon lui prolongée pratiquement indéfiniment. Il propose par exemple de régénérer les cellules qui ne se renouvellent pas grâce à des cellules embryonnaires régulièrement transfusées, d’éliminer les cellules indésirables (cellules de graisse ou cellules vieillissantes), de protéger les quinze gènes de l’ADN des mitochondries en les plaçant dans le noyau des cellules… Toutes ces propositions sont spéculatives et, on le sait, il y a un monde entre l’idée et sa réalisation pratique. La nature a plus d’un tour dans son sac. Mais ces voies audacieuses sont capables de guider les chercheurs vers de nouvelles pistes.
Quelles questions éthiques ces avancées scientifiques soulèvent-elles ?
David Gems : Quand les gens entendent pour la première fois parler de l’idée d’un ralentissement du vieillissement, certains se montrent favorables, tandis que d’autres sont très inquiets, arguant que c’est contre-nature et que cela créerait une situation de surpopulation. Pour l’instant, il est seulement question d’un très léger ralentissement. Dans les pays développés, la première cause de décès est le vieillissement et les maladies qui y sont liées. Donc en ralentissant le vieillissement, on peut se protéger de ces maladies, qui sont cause de souffrances. Considérer vieillissement et maladie comme des choses totalement différentes serait une erreur. Nous nous convainquons par stoïcisme que vieillir n’est pas une chose si mauvaise, qu’il faut bien que l’espèce se renouvelle… Mais si on y réfléchit bien, les potentiels bénéfices sur nos conditions de vie ne sont pas négligeables. Article paru dans Atlantico le 31 juillet 2013
juillet 31, 2013 dans Actualité | Permalink | Commentaires (0)